UNIS COMME LES SEPT DOIGTS DE LA MAIN ! UN ATELIER SUR LA LIBERTÉ D’EXPRESSION EN PRISON
Nous nous étions donnés rendez-vous, Pierre Ballouhey et moi, sur le parking situé à l’entrée du Centre pénitentiaire de Moulins-Yzeure. Après avoir justifié de notre identité, nous pénétrons dans le lieu. Les portes se referment derrière nous.
Un psychologue et un gardien nous reçoivent. Notre atelier autour de la liberté d’expression se fera en leur présence. Nous passons plusieurs sas. Portes blindées, serrures, grillages… En attendant l’arrivée des détenus, je jette un œil par la fenêtre de la salle où la rencontre doit se faire. En bas… un terrain vague séparé de l’extérieur par un second mur. Au sol, en contrebas des cellules, une herbe rase, jonchée de détritus. En haut, par dessus les murs, par dessus les barbelés, par dessus les filins censés empêcher l’intrusion de tous objets volants… le ciel, « si bleu, si calme ! »[1]
Qu’ont-ils fait ? Nous l’ignorons. Victimes de leurs démons, en marge de la société, victimes de leur destin ? Nous ne le saurons pas. Nous nous en foutons. Nous ne sommes pas là pour les juger une seconde fois.
LA PORTE S’OUVRE
Un premier homme, jeune, pénètre dans notre salle. On se salue. Puis un second, un troisième, un quatrième et enfin un cinquième. Tous les cinq, âgés entre vingt et trente ans se saluent par des accolades viriles et fraternelles, signes que le troisième et essentiel principe de notre devise républicaine reste actif dans ce monde clos de la prison. Entre eux le courant est fort. Nous avons conscience que nous ne faisons pas partie de leur confrérie. Nous venons du dehors et nous savons, comme eux, que nous y retournerons. On se présente. Le salut passe par les mains et les regards.
Les premiers mots restent dans le monologue.
Notre objectif : Établir le lien, l’écoute, le dialogue.
Je montre des dessins,
parle du passé,
du présent,
du rire que j’aime et que certains détestent,
de la place de la caricature dans notre société, dans notre histoire, dans notre culture.
Je parle des idées pour lesquelles je suis prêt à me battre par respect pour ceux qui avant moi, se sont battus pour ces mêmes valeurs de liberté.
LIBERTÉ D’EXPRESSION OU SACRILÈGE ?
Je parle de ceux qui ont été emprisonnés ou qui sont morts, comme ceux de Charlie, pour avoir usé de leurs crayons et de la liberté d’expression. Là, c’est certainement plus compliqué pour ces jeunes. L’un d’eux répète : « La religion… il faut respecter ! » mais un autre ajoute : ‘ »un dessin ne justifie pas la mort »
Pierre Ballouhey les observe et, crayon en main, commence à croquer leurs visages. Leurs yeux filent de lui à moi.
PEU À PEU, DES MOTS, DES REMARQUES SURGISSENT, DES SOURIRES DANS LEURS REGARDS.
Puis Ballouhey pose son crayon et prend le relai par les mots.
Les caricatures circulent de mains en main.
Les premiers fou-rires gagnent.
Les remarques fusent.
Ballouhey présente d’autres dessins dont celui de Plantu sur le Pape. [2].
Là, le présent a rendez-vous avec le passé et nos cinq compagnons font le lien avec les dessins sous forme de calligrammes de Philippon et de Plantu que je leur avais présenté peu avant, et qui tournaient en dérision l’arbitraire.
Ballouhey fait alors la boucle avec son propre calligramme qui dénonce les censeurs de Plantu.
Puis le dessin de Pierre sur Donald Trump jouant sur le mot « Pussy » ! (Chatte en français) publié au moment des élections du président des Etats-Unis d’Amérique[3], nous ramène à l’actualité immédiate : celle de « Ballance ton porc ! » générée par l’enquête pour agression sexuelle ouverte contre le producteur Harvey Weinstein à Los Angeles.
Les dessins surprennent, interrogent nos auditeurs de plus en plus attentifs, provoquent de nouvelles questions. De fil en aiguille, l’atelier rencontre prévu pour durer deux heures, va finalement durer plus de trois heures.
La parole se libère. Le rire s’affirme.
Personne n’a plus envie de partir. Le dialogue est établi !
L’heure tourne, le temps passe vite, et arrive celui de se quitter. Pour eux, le moment est venu de rejoindre leurs cellules. Au moment de nous séparer, nous apprenons que ce n’étaient pas cinq mais sept détenus que nous aurions du rencontrer. Un gardien aurait oublié d’aller les chercher… Après des adieux chaleureux et le rêve formulé de se revoir pour jeter les bases d’un nouvel atelier : la création d’un journal qui serait un espace où ils pourraient s’exprimer librement, nos cinq compagnons d’atelier retournent chacun vers leur cellule, unis plus que jamais comme les sept doigts de la main.
Alexandre Faure
Cet atelier s’intègre dans le cadre plus général des ateliers pédagogiques du Crayon.
P.S. Que celles et ceux qui ont permis à cet atelier rencontre d’aboutir, soient remerciés, car nous sommes sûrs que grâce à celui-ci, quelques hommes ont découvert la liberté d’esprit et peut-être s’ouvriront à une nouvelle vie.
[1] Paul Verlaine, extrait du poème « Le ciel est par dessus le toit. »
[2] Le dessin de Plantu publié sur le site du dessinateur le 22 mars 2010 fut repris par Le Monde Magazine, le 3 avril suivant. Le dessin mettait en scène Benoit XVI sodomisant un enfant qui déclarait: «quitte à se faire enculer, autant aller voter dimanche! », en référence aux élections régionales qui venaient de se dérouler. L’Alliance générale contre le racisme et le respect de l’identité française et chrétienne (Agrif) estimant que ce dessin constituait une «provocation à la haine ou à la violence» envers les catholiques a porté plainte contre le dessinateur du Monde. Face à cette accusation, l’avocat du dessinateur, Christian Charrière-Bournazel a souligné que ce dessin n’avait pour objet que de « Dénoncer la chape de plomb que fait peser la hiérarchie ecclésiastique sur les pires offenses contre l’humanité en disant ’Dieu jugera’» et a accusé l’Agrif de vouloir «introduire dans le code pénal le délit de blasphème». Le 1er octobre 2014, le Tribunal correctionnel de Paris a relaxé Plantu et condamné l’Agrif à verser à la partie adverse 2 000 euros pour les frais de justice. La liberté d’expression était sauve !
[3] Son dessin faisait allusion aux propos révélés par Le Washington Post sur les femmes tenus par Donald Trump en septembre 2005 : « Quand vous êtes une star, [les femmes] vous laissent faire, vous pouvez faire tout ce que vous voulez, les attraper par la chatte, faire ce que vous voulez.».