Libres paroles : Nadia Khiari alias Willis from Tunis
Espiègle et moqueur, comme le trait de ses dessins, son chat Willis from Tunis fait le buzz sur le net. Willis est devenu depuis le 13 janvier 2011 l’un des visages de la révolution de Jasmin qui a fait du soulèvement du peuple Tunisien le premier d’une longue série dans le monde arabe. Au journaliste de la Dépêche du Midi qui salue sa présence au Festival de la Caricature de Castelnaudary (Aude), Nadia Khiari évoque les attentats récents qui viennent de frapper Paris et Tunis : « On est tous dans la même galère face à la barbarie ». La seule limite qu’elle s’impose, c’est de ne jamais inciter à la haine, de ne pas être dans l’émotion, d’essayer toujours d’analyser les situations, les comprendre. Le Crayon est allé à sa rencontre. Nous publions ici le fruit de cet entretien.
Le Crayon – Moez Boukhriss, de la Fédération Euro-Tunisienne pour une Citoyenneté Active, a dit de votre personnage fétiche, le chat Willis from Tunis, qu’il avait été vécu par le peuple Tunisien comme source de bonheur, une légèreté dans le climat lourd qui régnait alors en Tunisie. Pouvez vous nous parler de Willis ?
– Comment est-il né ?
– Votre chat ?
– Masculin ?
– Féminin ?
– un autre moi ?
– Un archétype de la société Tunisienne ?
Nadia Khiari – J’ai commencé à dessiner mon chat Willis (une femelle recueillie de la rue) avant la révolution mais dans des histoires de chats. Ce n’est que le 13 janvier 2011 que le chat a pris un dimension politique : suite au fameux discours du « je vous ai compris » de Ben Ali qui promettait, entre autres, la liberté de presse.
Willis n’est pas un archétype, c’est mon avatar. Quand j’ai commencé à publier sur les réseaux sociaux, j’étais anonyme donc je me planquai derrière le chat. Il ne représente que moi, mes pensées, mon vécu. C’est aussi pour ça que j’ai appelé mon premier livre : les chroniques de la révolution. C’est un témoignage au jour le jour de ce que j’ai vécu.
Le Crayon – Lors de votre discours à l’université de liège pendant la cérémonie où vous avez été honorée du titre de doctor honoris causa, vous avez dit vivre un rêve d’enfant parce que vous pouviez enfin dessiner librement. Qu’a représenté pour vous la Révolution Tunisienne ?
Nadia Khiari – C’est une révolution dans ma vie au niveau artistique parce que je peux enfin faire le métier dont je rêvais et que j’admirais depuis mon adolescence : le dessin satirique. Ça m’a permis aussi de rencontrer et de travailler avec des dessinateurs que j’admirai depuis longtemps, comme Siné.
De plus, pouvoir exercer mon droit à m’exprimer librement est un vrai régal même si les tentatives de confiscation de cette liberté d’expression n’ont pas manqué depuis la révolution avec les gouvernements qui se sont succédé.
Le Crayon – Quelle a été et quelle est la place d’Internet et des réseaux sociaux Twitter et Facebook dans votre travail ?
Nadia Khiari – Les réseaux sociaux sont un excellent moyen de diffusion de mon travail, de partage et d’échange. Lorsque l’on n’a pas la possibilité de travailler dans des journaux, on peut toujours montrer ses productions sur internet.
Le Crayon – Dans le film que Stéphanie Valloatto a dédié aux « Caricaturistes, fantassins de la démocratie », on voit combien les murs des maisons, notamment celles du Clan Ben Ali sont devenus des supports à part entière pour vos dessins. En quoi la rue a t-elle joué un rôle dans votre engagement ?
Nadia Khiari – Après la révolution, nous étions tout un groupe à investir les maisons des clans de la famille « régnante ». C’était grisant de pouvoir faire ça, non seulement pour le partager avec tout le monde (parce que la rue appartient à tout le monde) mais aussi comme un pied de nez à l’oppression représentée par ces familles.
Le Crayon – Avez-vous des sujets privilégiés ?
Nadia Khiari – Non, les sujets sont toujours en fonction de l’actualité, du vécu, des discussions que je peux avoir, de situations vécues.
Le Crayon – Y- a-t-il des sujets tabous ?
Nadia Khiari – Me concernant, non. Mais notre société est assez conservatrice et les sujets tabous pullulent. Mais lorsqu’on en parle, ce n’est plus tabou.
Le Crayon – Dans ce même discours vous avez salué le rôle des femmes Tunisiennes qui luttent pour préserver leurs droits que l’on essaie de grappiller, dans la révolution en cours. Vous définissez vous comme une militante féministe ?
Nadia Khiari – Je suis une citoyenne qui défend ses droits et qui dénonce les atteintes faites à ces droits, le machisme institutionnel et la bêtise tout court. Je suis féministe parce que je suis pour l’égalité entre les hommes et les femmes. Je travaille avec des associations féministes afin de faire des campagnes de sensibilisation contre les violences faites aux femmes, par exemple.
Le Crayon – Qu’en est-il aujourd’hui de la liberté d’expression en Tunisie? Le combat contre la censure est-il encore d’actualité ?
Nadia Khiari – Comme de partout dans le monde, la liberté d’expression n’est jamais acquise. Elle doit être défendue tous les jours non seulement en s’exprimant librement, en défendant ceux qui sont victimes de censure mais aussi en encourageant ceux qui s’expriment en achetant des journaux, des livres, en regardant des films.
Le Crayon – Et l’humour dans tout cela ? Vous avez dit : « Provoquer le sourire c’est génial ? ». En quoi le dessin peut-il être aussi, voir plus efficace que les mots ?
Nadia Khiari – Il y a des mots dans mes dessins. Je suis d’ailleurs assez bavarde dans mes dessins. Mais les mots fonctionnent avec les dessins. Ils se complètent. L’efficacité est due au fait qu’une image se lit beaucoup plus vite qu’un article, donc le message passe vite et l’impact est plus rapide.
Le Crayon – Comment s’opère le choix de la langue ?
Nadia Khiari – Je ne réfléchis pas à la langue. Je peux écrire en français, en tunisien, en mélangeant les deux. Tout dépend du message et du dessin.
Le Crayon – Fathy Bourayou organisateur du Festival de l’Estaque a souligné combien vous êtes un symbole du lien qui unit les deux rives de la Méditerranée entre l’Afrique, le Maghreb et l’Europe. Comment s’opère ce lien ?
Nadia Khiari – Je ne me considère pas comme le symbole de quoi que se soit. Mais Fathy est un dessinateur super. Hahaha !
Le Crayon – On voit régulièrement vos dessins dans Siné Mensuel, comment s’est faite la rencontre avec Siné ?
Nadia Khiari – Il a lu mon premier livre et m’a contactée par la suite pour me faire travailler dans son nouveau journal, Siné Mensuel depuis septembre 2011. Je publie mes dessins (quelque fois accompagnés d’articles sur la situation en Tunisie) dans la page cartes postales, tous les mois.
Le Crayon – Siné Mensuel est-il le seul journal auquel vous collaborez ?
Nadia Khiari – Je travaille aussi pour le Courrier International, pour un fanzine toulousain intitulé Noir et Blanc, de temps à autres dans Zelium et pour un journal électronique tunisien 360.tn
Le Crayon – La Tunisie a encore récemment été cruellement touchée. Le 18 mars un attentat était perpétré contre le Musée du Bardo. Le 26 juin contre un hôtel de la station balnéaire Port El-Kantaoui, près de Sousse. Le 13 octobre dernier un berger de la région de Kasserine était décapité par des djihadistes. Le 13 novembre, le jour même des attentats de Paris, un autre berger, très jeune était exécuté dans la région de Sidi Bouzid par un commando du même type parce qu’il avait refusé de leur livrer une chèvre. Pensez-vous que le fondamentalisme Islamique progresse actuellement en Tunisie ?
Nadia Khiari – Comme partout dans le monde. Regardez ce qu’il se passe au Nigéria. C’est un massacre.
Tant que l’on achètera leur pétrole aux groupes djihadistes, ils continueront. Tant que les transactions bancaires continueront avec les banques installées dans les zones qu’ils occupent, ça ne s’arrêtera pas. Tant qu’ils seront financés, ils continueront.
Le Crayon – Les mentalités ont-elles évolué depuis janvier 2011?
Nadia Khiari – Oui, les mentalités évoluent. L’apprentissage de la démocratie se fait doucement. Mais le besoin de sécurité peut freiner la soif de liberté chez certains.
Le Crayon – Vous enseignez le dessin et les arts plastiques à Tunis. En quoi votre engagement en tant qu’artiste peut-il être exemplaire ? En parlant de vos dessins, vous utilisez souvent le terme de partage, vos dessins ont-ils provoqué de nouvelles vocations chez des jeunes dessinateurs ? Y-a-t-il une génération d’artistes issue du Printemps arabe ?
Nadia Khiari – Il y a énormément d’artistes qui ont pu montrer leur travail et s’exprimer suite à la révolution, dans divers domaines artistiques.
Le fait de partager mes dessins sur les réseaux sociaux me permet d’échanger des idées, de l’humour avec énormément de personnes qui me suivent. Je continue à dessiner grâce à eux. S’il n’y avait pas eu d’échanges, j’aurai arrêté depuis longtemps.
Le Crayon – Vous avez actuellement une exposition au Forum des Images à Paris ? L’exposition a été organisée en partenariat avec Cartooning for Peace. Quels sont vos liens avec cette association créée à l’initiative du dessinateur Plantu ?
Nadia Khiari – Je participe à Cartooning for Peace depuis quelques années : nous venons en aide aux dessinateurs en difficulté à travers le monde, nous faisons des ateliers dans des écoles autour du dessin de presse.
Le Crayon – Vous venez de publier un livre, Le Manuel du Parfait Dictateur? Ce livre est-il une piqûre de rappel pour ceux qui pourraient avoir la nostalgie du régime de Ben Ali ?
Nadia Khiari – Non seulement du régime de Ben Ali mais c’est adressé à tous ceux qui réclament un régime sécuritaire, qui cèdent leurs libertés individuelles pour leur sécurité.
Le Crayon – Quels sont vos projets ?
Nadia Khiari – Je fonctionne au jour le jour. J’ai pas mal d’idées mais rien de concret.
Le Crayon – Les 13 et 24 novembre les balles et les explosions ont frappé de nouveau Paris et Tunis dans une série d’attentats aveugles revendiqués par Daech. On évoquait votre expérience d’enseignant, au delà de l’émotion quel serait le message que vous souhaiteriez partager avec les jeunes qui grandissent entourés d’une telle haine ?
Nadia Khiari – Il ne faut jamais céder à la peur et ne jamais oublier que nous sommes libres.
Le Crayon – Pour conclure, je souhaiterai vous poser encore trois questions. La première est relative à votre enfance. Vous souvenez-vous d’un fait, d’un évènement qui vous ait révolté lorsque vous étiez enfant ou adolescente ? Pouvez-vous nous en parler ?
Nadia Khiari – Lors des émeutes du pain, au début des années 80, je vivais dans un quartier populaire de Tunis. J’ai pu donc assister à la répression féroce de la police. Pour un enfant, c’est assez choquant de voir des gens se faire tirer dessus, de baigner dans des flaques de sang. Ça m’a complètement bouleversée.
Le Crayon – Quel serait le dessin satirique passé ou présent que vous auriez aimé signer ?
Nadia Khiari – Je suis très admirative des dessins de Jossot. Tous les dessins de Jossot.
Le Crayon – Enfin, vous ne cachez pas votre passion pour la peinture. Qu’en est-il de votre rapport à la littérature ? Y a-t-il un texte ou un poème que vous aimez particulièrement et dont nous pourrions reproduire un extrait?
Nadia Khiari – J’adore lire. Mais des livres complètement différents : Bukowski, Philip K Dick, Yukio Mishima, Dostoievski, Herman Hesse… Un poème ? Voici un de mes préférés en ce moment : Bluebird de Bukowski.
L’oiseau bleu
II y a dans mon cœur un oiseau bleu qui
veut sortir
mais je suis trop coriace pour lui,
je lui dis, reste là, je ne veux pas
qu’on te
voie.
Il y a dans mon cœur un oiseau bleu qui
veut sortir
mais je verse du whisky dessus et inhale
une bouffée de cigarette
et les tapins et les barmens
et les employés d’épicerie
ne savent pas qu’il est
là.
Il y a dans mon cœur un oiseau bleu qui
veut sortir
mais je suis trop coriace pour lui,
je lui dis,
tiens-toi tranquille, tu veux me fourrer dans le
pétrin ?
tu veux foutre en l’air mon
boulot ?
tu veux faire chuter les ventes de mes livres en
Europe ?
Il y a dans mon cœur un oiseau bleu qui
veut sortir
mais je suis trop malin, je ne le laisse sortir
que de temps en temps la nuit
quand tout le monde dort
je lui dis, je sais que tu es là,
alors ne sois pas
triste.
Puis je le remets,
mais il chante un peu
là-dedans, je ne le laisse pas tout à fait
mourir
et on dort ensemble comme
ça
liés par notre
pacte secret
et c’est assez beau
pour faire
pleurer un homme, mais
je ne pleure pas,
et vous ?
Charles Bukowski, Bluebird, Last Night of the Earth Poems, 1992
Entretien réalisé par Alexandre FAURE
Nadia Khiari fait partie du Comité international de caricaturistes qui se sont ralliées à notre projet d’exposition itinérante : « Au bout du crayon, les droits des femmes : caricatures, dessins de presse et liberté d’expression » que Le Crayon organise pour 2018 en partenariat avec France-Cartoons et le Festival du Dessin de Presse et de la Caricature de l’Estaque (FIDEP).
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