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Libres paroles : Stéphane Manier de Reporters sans Frontières

Libres paroles : Stéphane Manier de Reporters sans Frontières

Journaliste, cinéaste documentariste, il a été grand reporter de guerre pendant plus de dix ans (Bosnie, Rwanda…) et c’est à ce titre qu’il est membre élu du Conseil d’administration et du Bureau exécutif de Reporters sans Frontières. Le Crayon est allé à sa rencontre. Nous publions ici le fruit de cet entretien exclusif.

 

largeLe Crayon – Au lendemain de la marche républicaine du 11 janvier, Reporters sans Frontières a lancé avec le soutien du président de l’observatoire de la laïcité, la « Proclamation sur la liberté d’expression ». Ce texte  demandait aux responsables religieux de France d’accepter le droit au blasphème. Qu’a donné cette initiative ?

Paul-Stéphane Manier – Avant de répondre à cette question il faut comprendre ce que veut dire le « blasphème » et de quelle façon il est interprété dans le monde. R.S.F. a publié un long rapport sur ce sujet fin 2013 que l’on trouve facilement sur notre site.
Nous avons répertorié des dizaines de cas de journalistes, blogueurs, dessinateurs, lanceurs d’alerte, internautes, battus, assassinés, condamnés ou obligés de s’exiler pour cause de blasphème. Dans la très grande majorité des cas la religion concernée était l’Islam, mais aucune religion n’était épargnée. Ce qui était frappant c’était que dans la réalité des faits, le mot blasphème était utilisé par les autorités religieuses ou étatiques pour cacher des exactions contre les droits de l’homme et contre la diffusion d’informations gênantes.

Il servait à faire taire des dénonciations d’abus de pouvoir de police religieuse en Iran, des utilisations de fonds pour des soutiens politiques ou militaires en Russie ou au Proche Orient, des pressions contre les luttes d’émancipation des femmes, des réflexions par des Saoudiens sur le régime politique de leur pays etc.
Dans la plupart des cas, cette accusation de blasphème ne correspondait pas à la définition du dictionnaire : discours jugé irrévérencieux à l’égard de ce qui est vénéré par les religions ou de ce qui est considéré comme sacré.

largeCertains essayent même d’obtenir de la communauté internationale que le blasphème soit interdit et que soit reconnu un droit divin supérieur aux droits de l’homme. La délégation turque à l’ONU en particulier a essayé et essaye encore d’obtenir un tel droit. S’il était reconnu, ceux qui s’autoproclameraient « gardiens de ce droit divin » pourraient imposer leur volonté dans tous les domaines avec l’arbitraire le plus total. La liberté d’expression serait la première à être muselée.
Croire que l’Europe n’est pas concernée dans ses fondements culturels serait une erreur. Huit pays de la communauté ont des législations condamnant le blasphème. Si elles ne sont plus guère appliquées dans des pays comme l’Allemagne ou abrogées comme en Grande Bretagne, il n’en va pas de même en Grèce où elle a servi, il y a 3 ans, à poursuivre un jeune scientifique qui remettait en cause les talents de guérisseur d’un moine que l’église orthodoxe s’apprêtait à canoniser. En Pologne, en Irlande ou en Hongrie le risque d’une condamnation est bien réel.

Il est évident que R.S.F ne pouvait accepter cela ni faire le distinguo entre les religions. Le principe même d’une législation divine supérieure à celle des hommes entrainerait de facto un droit à la censure et engendrerait une autocensure totalement contradictoire avec la liberté de pensée.
Nous avons donc demandé aux principaux responsables religieux de se positionner vis à vis de cette question en signant un texte reconnaissant le droit au blasphème au nom de la liberté d’expression. Tous ont refusé, sauf le représentant des protestants de France qui a quand même émit des réserves. Sous cet angle là, on peut considérer que notre démarche a été un échec relatif. Mais cela a aidé à la prise de conscience de ce qui était vraiment en jeu. Car l’un des principaux dangers de ce débat est de confondre le blasphème avec l’appel à la haine religieuse. Or cela est condamné par la loi à juste titre, comme l’atteinte à la dignité de n’importe quel citoyen.
Blasphémer n’est pas injurier. C’est remettre en cause le dogme de l’absolue vérité divine. Et ce débat a été tranché depuis longtemps en France. En fait, c’est la laïcité qui est remise en question de cette manière et qui fait ressurgir de vieux démons particulièrement dangereux par les temps qui courent.

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Le Crayon – R.S.F. est intervenu récemment pour dénoncer la condamnation du dessinateur de presse Algérien Tahar Djehiche. Quels sont vos moyens d’action pour faire pression dans ce type de situation ?

largePaul-Stéphane Manier – Votre question revient à évoquer les moyens qu’utilise R.S.F. en général pour défendre la liberté d’expression et ceux qui s’en servent. La première chose à mettre en œuvre est de faire connaître leurs cas. Car, bien entendu, la plupart des régimes qui veulent museler leurs « politiquement incorrects » cherchent à le faire dans la plus totale discrétion. Il est beaucoup plus facile de faire disparaître un opposant inconnu que de faire exécuter une peine qui soulève des protestations internationales. Notre action est donc avant tout médiatique. Mais nous utilisons toutes les ressources possibles : interventions auprès des chancelleries, des ministères, publications dans les journaux, manifestations de soutien, prise en charge dans certains cas des familles, déplacements dans les pays concernés pour faire savoir ce qui se passe et contraindre les autorités à réagir. Une fois que nous avons engagé notre action pour soutenir un défenseur du droit de savoir et de réfléchir, nous ne l’abandonnons plus.

Le Crayon – Depuis les évènements de janvier dernier, les lois sur le renseignement du 19 mars 2015, et plus récemment encore l’instauration de l’état d’urgence, les mesures législatives sont-elles compatibles avec les droits et libertés des journalistes ?

Paul-Stéphane Manier– Il ne nous appartient pas de juger des lois destinées à la protection des citoyens. Nous nous attachons seulement à vérifier que ces lois n’empiètent pas sur la liberté d’informer et de débattre. Une première version des textes envisageait d’étendre le concept de protection des personnes à la protection des entreprises sous prétexte de préserver les secrets industriels. Cette rédaction première aurait empêché les journalistes de faire connaître des rémunérations abusives ou des évasions fiscales ou encore des contrats et ententes illicites. Nous sommes intervenus auprès des commissions parlementaires pour empêcher cela et le texte a été corrigé à notre satisfaction. Ceci dit le diable se cache toujours dans les détails. De nouveaux textes sont en cours de rédaction pour renforcer les mesures de sécurité intérieure et sous prétexte de préciser les choses, ils pourraient considérablement renforcer les limitations à l’information. Nous restons très vigilants à ce sujet.

Le Crayon – Depuis la loi de programmation militaire de 2013, les services de renseignements de l’État peuvent accéder aux données de certains internautes conservées par des fournisseurs d’accès à Internet.  Va-t-on déboucher sur des dérives liberticides allant à l’encontre des valeurs démocratiques ?

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Paul-Stéphane Manier – Je n’ai pas entendu, ni lu, d’informations de cette nature. À ma connaissance, cette loi de programmation ne permet pas aux militaires d’interférer de leur propre initiative sur des questions de police ou de justice. Je pense qu’ils sont soumis aux injonctions de justice et doivent fournir au juge les informations qu’ils peuvent posséder dans le cadre de leurs activités de renseignement. Cela ne remettrait en cause les valeurs démocratiques que si tout ceci était fait en dehors de tout cadre légal et attentait aux libertés individuelles et collectives de pensée.

Le Crayon – De nombreuses voix ont dénoncé une défaillance de l’école de la République. La semaine de la presse à l’école est-elle suffisante pour informer les jeunes de l’importance de la presse ?

Paul-Stéphane Manier – Je souhaiterais répondre à cette question à titre individuel et non au nom de R.S.F.
Après les événements de janvier, on m’a demandé d’intervenir dans un lycée professionnel de St Denis pour parler des valeurs de la République. 80% des élèves s’y sont déclarés « non Charlie ». Ils se sentaient humiliés dans leur honneur et dans leurs valeurs fondamentales ; les réserves et autres dessins de presse sur l’Islam leur paraissant comme autant d’agressions. Le débat fut animé et j’ignore s’il a fait changer les idées de certains de ces jeunes. Mais cela m’a convaincu de la nécessité absolue d’entretenir des relations avec eux. Ces jeunes ont un énorme besoin de s’exprimer et d’être entendus.
A l’aube de leur entrée dans la vie professionnelle, ils ont besoin d’être rassurés autant sans doute que les citoyens qui redoutent les attentats. Ils veulent entendre des personnes de la société civile, autres que leurs professeurs ou leurs parents. Ils veulent savoir s’ils sont condamnés au chômage et à l’indifférence, à la ghettoïsation dans leurs banlieues. Ils ont une énorme soif de dialogue. Et nous avons besoin de les entendre et non de les laisser en proie aux recruteurs de Daesh qui s’arrogent le monopole de la séduction.
A la suite de cette intervention je me suis donc inscrit à la « Réserve citoyenne », mouvement né spontanément après les attentats de janvier et censé rassembler les personnes de bonne volonté qui veulent aller à la rencontre de ces jeunes.

largeLe gouvernement a confié l’organisation de cette réserve citoyenne à l’éducation nationale. Au bout de 10 mois de gestation, cette dernière a voulu lancer solennellement l’opération à la Sorbonne. 250 personnes de la région parisienne, dont moi,  se sont donc retrouvées fin novembre dans le grand amphithéâtre, face à des personnalités prestigieuses, comme Edgard Morin et Serge Klarsfeld entourant Madame la ministre et le recteur de la Sorbonne, ainsi que celui de l’académie de Paris. Pendant une heure et demie, ces huiles ont fait devant nous assaut de compliments sur notre sens des valeurs et des responsabilités, de flatteries joliment tournées, de grands principes admirablement exposés. Ils nous ont expliqué que nous étions 5000 à avoir fait la même démarche en France et plus de 500 rien qu’à Paris. Puis, sont parties, nous laissant face au recteur et à un directeur de la Sorbonne chargés de nous expliquer enfin comment les choses allaient se passer concrètement.
Et là, devant un parterre qui commençait à s’agacer de ces mondanités, nous avons appris qu’il n’était pas question que la moindre décision soit prise sans l’aval d’un chef d’établissement ; qu’un professeur devait être présent en permanence près de l’intervenant ; que le contenu des interventions devait avoir reçu au préalable l’aval du conseil des profs ; que les établissements devaient élaborer à l’avance le programme d’intervention et qu’il choisirait ensuite dans la liste mise à sa disposition la personne qui lui semblerait correspondre à ses besoins. La salle, médusée par cette mainmise inattendue, osa alors une série de questions:
« – Y a-t-il un interlocuteur qui répondra à nos questions dans la pratique quotidienne de la réserve ?
– Euh, ce n’est pas prévu pour l’instant.
– Y a-t-il un lieu où nous pourrions nous réunir régulièrement pour discuter des projets et de leurs avancements ?
– Euh…Non.
– Y a-t-il du personnel de l’éducation nationale qui sera détaché à la réserve citoyenne ?
– Non, ce n’est pas prévu.
– Des crédits ?
– Non.
– Nous sommes 500 à Paris. Y a-t-il 500 établissements dans la région parisienne qui envisagent de monter un programme ?
– Il est trop tôt pour faire déjà un bilan.
– Combien de programmes sont-ils d’ores et déjà lancés ?
– Pas beaucoup mais il faut que vous soyez patients. »
Sur ces mots, le public ayant compris que l’éducation nationale avait saboté la réserve citoyenne, la salle a commencé à se vider et le recteur s’est retrouvé devant des plateaux presque déserts pour consommer les petits fours étalés sur le buffet organisé à l’étage supérieur.
Cela n’a pas empêché la ministre de m’envoyer ses vœux par mail, il y a quelques jours, au nom des valeurs que je comptais défendre dans la réserve citoyenne. Dans la barre d’adresse il y avait marqué « No reply ». Pas de réponse possible. Tout un symbole !

largeLe Crayon – Enfin, le mimétisme entre les principaux médias, souvent pour la quête de l’audimat, n’induit-il pas une des principales limites à la liberté d’expression et d’information ?

Paul-Stéphane Manier – Vous soulevez là une question presque aussi vieille que la presse elle-même. A la libération, les intellectuels français ont estimé que la presse avait joué un rôle très négatif avant guerre. Elle était avant tout privée et s’intéressait plus aux faits divers et aux informations spectaculaires qu’à la mise en garde contre les dangers du nazisme. L’information étant une donnée marchande, il fallait vendre pour survivre et la priorité n’était pas la recherche de la vérité mais celle de l’attractif, de l’émotionnel. Il y eut en 1945 un grand mouvement pour que la presse corrige son comportement. On confia la direction et la propriété des journaux qui avaient collaboré à des résistants, on vit naître « Combats », « Le Monde » et d’autres publications qui se voulaient « respectables ». Les journalistes adoptèrent des chartes déontologiques dont la plus reconnue internationalement est celle de Munich de 1971.
Puis il y eut les différentes crises qui affectèrent la presse. La montée en puissance de la radio, le développement de la télé, la prise de contrôle de journaux par de nouveaux capitaines d’industrie et enfin l’apparition d’Internet qui a tout chamboulé.

Les principes de réalité ont peu à peu fait disparaître les intentions nobles défendues par Albert Camus et ses amis. Aujourd’hui la presse écrite se bat pour survivre et le spectacle informatif est une donnée essentielle de ce combat. Je pense que le public a un rôle à jouer dans cette affaire. Il ne doit pas rester passif et subir la dictature du plus grand nombre ou se laisser attirer uniquement par des informations « people », anecdotiques et crapoteuses. Il doit aussi choisir et aider à la qualité en achetant une presse soucieuse de vérité et de déontologie.
A R.S.F nous sommes intervenus pour dénoncer les agissements de Bolloré qui avait décidé de faire de Canal+ son jouet, au mépris du respect des règles déontologiques les plus élémentaires. Il partait d’un principe que l’on retrouve chez tous les despotes : « Je suis propriétaire donc je fais ce que je veux chez moi et personne n’a le droit de m’emmerder ». Autrement dit, « je sélectionne ce que le bon public a le droit de savoir selon mes critères ». A R.S.F nous pensons que le journalisme n’est pas seulement une affaire de commerce et de trafic d’influence. Que la liberté et le public doivent être respectés et défendus et non manipulés par l’argent et les paillettes. Il faut respecter les règles déontologiques que la profession a patiemment élaborées. Un équilibre entre privé et public doit aussi servir à cela. Il existe enfin des instances chargées de limiter la démagogie de ceux qui se croient intouchables. Nous avons bien l’intention de nous en servir et de le faire savoir.

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Entretien réalisé par Alexandre FAURE

Tous les dessins présentés dans le cadre de cet entretien ont été choisis par Le Crayon pour accompagner les propos de Paul-Stéphane Manier et non pas pour les illustrer. Nous en remercions leurs auteurs ou leurs proches : Michel Cambon,  André-Philippe CôtéDeligneLuzMix & RemixVidbergWillem.

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