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C’EST BON SIGNE !

C’EST BON SIGNE !

Vous avez de la chance, entend Julien en se réveillant dans le potage.

 

Une infirmière est à son chevet. Chevet ?

Il se demande ce qu’il fiche là, il tente de s’asseoir. Impossible, ses jambes n’obéissent pas. Elles sont plâtrées, sanglées.

– Multiples fractures aux jambes, explique l’infirmière en s’affairant sur le doseur du goutte-à-goutte, mais rien au bassin, rien à la colonne, si vous ne croyez pas aux miracles, c’est le moment de changer d’avis.

– J’ai un trou noir. Qu’est-ce qui s’est passé ?

– Un scooter, un gros.

– Oh, merde.

– D’après ce qu’on m’a dit, vous étiez au bord du trottoir et vous vous êtes engagé dans la rue sans regarder.

– Le motard ?

– C’était un scooter.

– Oui, bon, c’est pareil.

– Qu’est-ce que vous voulez dire ?

– Blessé ? Mort ?

– Aucune idée, il n’a pas été transporté chez nous.

– J’en ai pour combien de temps ?

Elle consulte sa montre.

– Le docteur ne va pas tarder, il n’y a que lui qui pourra vous répondre. En attendant, vous avez le droit à un déjeuner à condition de ne pas vous asseoir. Pas de consignes particulières ? Vous n’êtes pas végétarien ? Ni hallal, ni casher ? Pas d’allergie alimentaire ? Gluten, des choses comme ça ?

D’un mouvement de la tête, Julien a répondu négativement à chacune des questions.

Il aurait voulu prévenir sa mère mais son portable est dans son blouson et il ne sait pas où ont été rangées ses affaires. Il cherche la sonnette pour rappeler l’infirmière mais il a des difficultés à tourner son buste avec ses jambes prisonnières jusqu’en haut des cuisses.

Le bruit d’une roue qui grince, la porte s’ouvre.

Une énorme aide-soignante pénètre dans la chambre, avance une table à roulettes au-dessus de sa poitrine et y dispose un plateau alvéolé contenant une cuisse de poulet, une purée de couleur verdâtre, trois poireaux trempant encore dans leur eau de cuisson, un petit pain, un yaourt…

– Vous avez de la visite, dit-elle et son visiteur pénètre dans la pièce en soufflant comme s’il avait grimpé Montmartre et s’installe sur l’unique chaise, à côté de son lit.

– Comment qu’vous vous sentez, demande-t-il sans se présenter, en roulant des yeux inquiets.

Il porte un pantalon et un blouson de cuir noir, rembourrés aux genoux, aux épaules et aux coudes.

– Vous êtes…

– Le scôteriste.

– Celui qui…

Il a une bouille rondouillarde, des bonnes joues de grasse province, moustaches à l’avenant, yeux bleus, cheveux en brosse bien dégagés autour des oreilles.

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– J’me fais un sang d’encre depuis l’accident, je crois que j’aurais pas survécu si vous étiez mort, ça m’a fait un choc, vous ne pouvez pas savoir, j’en tremble encore.

La voix de Julien tremble aussi, mais d’indignation.

– C’est tout ce que vous avez à me dire ? Vous me rentrez dedans, et c’est vous qu’êtes choqué ?

– Vous vous êtes jeté sous ma roue, monsieur, j’ai couché ma bécane mais on fait pas ce qu’on veut avec ces engins. J’ai glissé, j’ai été éjecté et j’suis parti en toupie sur une bonne dizaine de mètres. Une chance que j’ai pas rencontré d’obstacles sinon j’serais pas ici à causer avec vous, vous pouvez me croire. Mais depuis, ça me trotte dans la tête, nom de Dieu, j’m’refais le film, j’m’dis que j’aurais pu faire ça ou ça, mais dans le moment, on réfléchit pas, hein ? Vous verriez mon scôter, c’est à pleurer (il ne disait pas scooter, il disait scoter comme Jean Yanne dans le sketch des routiers), j’vous jure, ça fout le bourdon. Un désastre. Le cadre, faussé, le réservoir, percé, et le feu qui prend d’un coup, vavavoum. Tenez, j’vous montre.

Il sort son portable, le colle sous le nez de Julien et fait défiler les photos d’un gros scooter calciné.

– J’en ai lourd sur la patate, croyez-moi, ajoute-t-il en rempochant son appareil. Permettez ? C’est pas raisonnable de vous donner à manger dans votre état, ils font vraiment n’importe quoi de nos jours.

Il allonge le bras, s’empare de la cuisse de poulet, la trempe dans la purée verdâtre et mord dedans tandis que de sa main libre il attrape le petit pain et le déchire en deux.

– Vous êtes d’accord, c’est bouleversant, n’est-ce pas, dit-il en mâchouillant, la bouche pleine. Un scôter qu’avait deux roues à l’avant mais qu’avait pas deux ans de bouteille, que j’ai pas fini de payer quand on sait le prix que ça coûte un neuf.

Il recueille la purée avec l’entame de la cuisse de poulet comme il l’aurait fait avec une cuillère et mord puissamment en alternant bouchée de poulet et bouchée de pain.

– Les poireaux z’ont pas l’air terrible, dit-il en les écartant avec la fourchette. Ils pourraient les essorer, ce serait pas trop demander. Si j’étais à votre place, que Dieu m’en garde, j’rouspèterais, et comment.

Julien regarde avec stupéfaction le motard ronger l’os du poulet.

– Bon, faut que j’y aille, dit celui-ci en se relevant brusquement, j’ai rancart avec l’assurance. C’est malheureux toute cette paperasse, cette perte de temps. Vous, au moins, vous êtes sûr d’être pris en charge, mais moi, combien qu’y vont me rembourser ? Hein ? Bon, j’vais pas vous embêter avec mes problèmes, on a chacun les siens, mais j’vous jure que par moment j’m’demande si c’est pas vous qu’avez la meilleure place. C’est à quelle heure la bouffe ici, le soir ? Ça fait rien, vous dérangez pas, j’vais m’rencarder à la réception en partant. Bon, eh bien, courage, mon vieux. À ce soir.

Julien laisse passer un moment d’ébahissement, relève la tête du mieux qu’il peut, allonge le cou, récupère la fourchette, pique un poireau. Le jus coule sur son menton.

Un brouhaha, des bruits de pas, la porte s’ouvre à toute volée sur le docteur et ses assistants.

– Ah, c’est bien, s’exclame le docteur en voyant l’assiette vide, on a bon appétit à ce que je vois, c’est bon signe.

Tito TOPIN

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