Episode 01 : Comment j’ai échappé à Daesh
De ville en ville, de pays en pays, d’emmerdes en emmerdes… jusqu’à plus soif !
Bonnot, je m’appelle Jean Bonnot.
Un jour, je me suis retrouvé sans un sou à Ankara (Turquie) prêt à choper n’importe quel boulot qui me permettrait de payer mon « ekmek » quotidien et le houmous à tartiner dessus (pour les non-polyglottes, ekmek c’est du pain). J’errais donc dans les rues d’Ankara, en proie à la plus atroce des tortures : la faim. Je jetais des regards de chien fou sur les vitrines des « firin » (boulangerie en turc, quoi d’étonnant, les Turcs parlent ET écrivent partout en turc).
À ce moment-là, je vis une grande porte avec une longue file de gens devant. Je m’approchai pour savoir ce qui se passait. Je finis par comprendre (ne me demandez pas comment) que c’était une entreprise de transports qui engageait du personnel avec ou sans permis de conduire.
Je me plaçai dans la file et j’attendis qu’elle avance.
Trois heures plus tard, on me fit entrer dans une pièce grande comme une cabine de douche, et aussi embuée de vapeurs. Un mec long comme un jour sans ekmek, me fit signer un papier qui m’engageait auprès de la Oügloü Süper Petroleüm. J’allais transporter du pétrole ! Première fois de ma vie. Je ne savais pas que la Turquie avait des puits de pétrole.
Bref, le lendemain à l’aube, on me mit au volant d’un mastodonte avec une citerne capable de contenir la mer du Nord ! Et je me rappelai soudain les plages bitumées de Dunkerque et l’air âpre du Havre quand les pétroliers quittent le port suivi par une escouade de mouettes criardes ! J’en aurais pleuré si mon assistant navigateur (une sorte de GPS primitif), un tout petit bonhomme qui baragouinait l’anglais, ne m’avait dit qu’il était temps de démarrer. Il me dirigerait et je conduirais sans me casser la nénette. Les cartes, j’y ai jamais rien compris.
On a roulé quelques heures, passé une sorte de poste-frontière… et là je demandai à mon GPS où on se trouvait. En sueur, il me répondit qu’on était en « Syria »… Il avait l’air mal à l’aise. Il dit, avec des gestes et ses quelques mots d’anglais, qu’il n’aimait pas la « Syria ».
Il débloquait ferme, le paysage était beau, malgré les bagnoles calcinées qui le parsemaient. Une guerre quelconque avait dû avoir lieu récemment.
— Alors Ali, où nous aller ? (je m’adressais à mon GPS). A cette question, il répondit par une grimace en pointant un endroit sur la carte routière déployée sur ses genoux. Je me penchai un peu et je pus lire : Raqqa. Je n’avais jamais entendu parler de cette ville. Mon GPS tremblait de tous ses membres. Ces gens-là sont des trouillards ! C’est connu !
Plus on approchait de Raqqa et plus le paysage devenait accidenté : des chars incendiés, des camions renversés, et quelques cadavres aussi. A part cela, la route fut un délice. Le calme régnait. Le soleil miroitait sur le pare-brise maculé de moucherons. Je me remémorai avec tendresse mes quelques années dans la brousse rwandaise.
J’en étais là de mes souvenirs quand Ali me dit (toujours avec gestes et sabir d’anglais) que Raqqa était en vue.
Ah ! la belle ville ! Découpée parfaitement sur le ciel orange qui annonçait l’arrivée de la nuit. Nous entrâmes dans des rues un peu malmenées. Il y avait des hommes en arme partout. Des lascars vêtus à la diable et barbus comme des lions. Je sentais chez eux le goût de la camaraderie et du combat pour son prochain.
J’arrêtai mon camion à l’adresse indiquée par le GPS (qui tremblait de plus en plus), et je mis pied à terre. Aussitôt, je fus accueilli par des Barbus qui avaient un sourire plein de dents. Mon GPS leur expliqua que j’étais un ami, et que je venais pour le pétrole que Daesh voudrait bien me donner, comme il était prévu. Leurs armes se dirigèrent vers le sol, et on me poussa à l’intérieur d’une grosse bâtisse.
Quelques pièces agrémentées de tapis et de trous de balle, et je me retrouvai face à un gros bonhomme (barbu lui aussi), installé sur un pouf devant une sorte de paravent agréablement décoré de têtes d’hommes et de femmes. J’admets que j’ai eu soudain un doute sur la bonté du bonhomme. Mais il se dressa et, avec un large sourire, vint me serrer dans ses bras en disant un tas de choses que j’ai traduites par : « Bienvenu, mon frère ! Fais comme chez toi ! » Et je m’installai sur un des poufs, entouré de Barbus qui riaient comme des Bergers allemands. On nous servit à manger. On m’expliqua que je pourrais charger le pétrole le lendemain matin et repartir pour Ankara sans problème.
J’étais épuisé, la nourriture était bonne mais il manquait un peu de vin. Je dis à mon GPS de leur demander s’il n’y avait pas une bouteille qui traînait dans un coin. Il devint blême mais fit ce que je lui ordonnais. Un grand silence tomba sur l’assemblée. Moi, pour essayer de rattraper le coup, je dis que le vin aidait à se payer une tranche de rigolade. Et que j’étais bien placé pour ça. Ils eurent un air ahuri. Toujours par l’intermédiaire de mon navigateur je leur expliquai : rigolade / tranche / Jean Bonnot. Que mon nom voulait dire jambon et que c’était marrant. Mais le gros bonhomme amical du début se dressa sur ses jambes tel un diable et se mit à enlever ses vêtements sur lesquels il m’avait serré tout à l’heure en gueulant que j’étais « haram ». En tout cas, le temps que je comprenne, et j’étais jeté dans une cellule humide. Mais j’étais tellement fatigué que je m’endormis sur-le-champ.
Le lendemain matin, on me tira de ma prison et on m’amena devant le bonhomme. Sur le paravent je remarquai que la tête de mon GPS avait été ajoutée aux autres. Là, je me mis à trembler comme lui la veille.
Un individu, que je n’avais pas encore vu, vint vers moi et me dit dans un français correct que j’avais été condamné à mort par décapitation. Que j’étais un porc et que je méritais ce châtiment. Je voulus lui expliquer qu’un Jean Bon n’est pas l’autre mais il ne me laissa pas la parole. On allait me couper la tête dans un coin tranquille, face au désert, et que, lui, mon interlocuteur aurait l’honneur de procéder à cet acte. Il me regarda en souriant et ajouta que j’allais être lavé de mes péchés.
On m’entrava, on me fit enfiler une salopette orange et mon bourreau m’entraîna à travers la ville jusqu’à un coin reculé. Il y avait une caméra posée sur un pied. « C’est pour envoyer sur le net après » dit-il « tout le monde pourra voir ton châtiment. Le monde entier ! » Il prépara son sabre, mit la caméra en marche, me força à m’agenouiller dans le bon angle et me dit : «Ça ira vite, je me suis fait la main.» Il leva son sabre…
Et là, je me suis rappelé mon enfance, mes après-midi moroses devant la télé. Les émissions de Dorothée, l’Île aux enfants et à Casimir, cette énorme peluche orange qui me faisait bien rire… et je marmonnai : «Merde alors, finir décapité dans la peau de Casimir, j’aurais jamais cru !»
Le bourreau suspendit son geste, se pencha vers moi et marmonna : « Vous connaissez Casimir ? »
Moi : Oui, c’était ma peluche préférée.
Lui : Moi aussi ! J’adore Casimir !
Moi : Gloubi-Boulga !
Lui : Gloubi-Boulga ! (et il éclata d’un rire enfantin) Je ne vais pas te décapiter, mon frère. Nous sommes tous des enfants de Casimir ! Viens que je t’embrasse ! Je vais te laisser partir. Et pour te remplacer, je prendrai quelqu’un dans la ville. Ils n’y verront que du feu !
Moi : Mais tu risques ta vie, non ?
Lui : Peu importe ! La Oumma Casimir dépasse toutes les Oummas du Monde !
Et il me serra contre sa poitrine en me tapant vigoureusement dans le dos avec le plat de ses mains !
C’est ainsi que j’échappai à la décapitation chez Daesh.
Foi de Jean Bonnot !
Francesco Pittau