MOT À MAUX
Voyageuse en écriture comme dans la vie, Chantal Pelletier navigue avec bonheur des nouvelles aux polars, du théâtre (elle a été une des Trois Jeanne) aux romans. Avec sa rubrique Mot à maux : Carton de consolation, Chantal Pelletier joue chaque mois au gré de ses rencontres et de l’actualité, entre mots, et maux. Avec en consolation une œuvre de son choix.
Au Rendez-vous des artistes, c’est parti pour la cacophonie. Ça se prend à parti de part et d’autre du comptoir, pas un pour démordre de son parti pris, partage de radotages faisant partie de la beuverie, ça confond opinion avec information et ça me saoule, je refuse de participer, marre de ces conneries. La planète va mal, c’est un malheur, le bredouiller si connement est une foutue misère.
Je préfère partir, et me réfugie dans un coin. A part, silencieux à sa table, Philippe Jaccottet, le poète, 90 ans au compteur, ne pipe pas un mot. Sa seule vue me console illico de tout ce bordel emmerdant et, vu son grand âge, je lui rends hommage sur le champ et tant qu’il est vivant, au rêveur de Grignan, d’avoir allumé des lumières au-dessus des collines drômoises. Si j’avais un crayon, et surtout le talent de le faire danser, j’essaierais de dessiner une de ses phrases, au poète franco-suisse : « Le monde tout entier n’est plus qu’un vase de terre dont on voit maintenant grandir les fêlures, et notre crâne une cruche d’os bientôt bonne à jeter » (1). Ça dirait aujourd’hui, et dans la musique du silence.
A propos de silence, il est épais celui qui règne à Beaubourg, dans les salles de l’exposition monumentale et sombre d’Anselm Kiefer. L’expo vous balance au pied des ruines de mauvais souvenirs où s’est esquintée l’Europe, à nouveau en train de salement empirer. Du puissant à faire froid dans le dos ! Je sors bombardée de questions sur lesquelles rêvasser, et suis encore sous le choc quand je me fais choper à l’étage du dessous par les gueulantes multicolores des tableaux de Gérard Fromanger, et me voilà, miracle de la peinture, reprise en smash et filant à vitesse joyeuse vers d’autres horizons.
Après l’hécatombe, une frétillante frénésie. Les couleurs pètent, le rouge crie tout son soûl, et je pense à Godard, qui m’a sortie de mon trou une fois pour toutes quand j’étais petite: « ce n‘est pas du sang, c’est du rouge » ! J’en suis là quand je tombe sur une brève vidéo – – justement signée Godard et Fromanger, et qui marie, depuis presque cinquante ans, peinture et cinéma, dans un silence qui dit aujourd’hui, nos peurs, et les massacres et les vacarmes qu’on radote à longueur de journée. Vive les mariés !
Chantal Pelletier
(1) A la lumière d’hiver, Philippe Jaccottet, Poésie Gallimard
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Film tract n°1968, Fromanger – Godard, film Couleur et Muet. Origine 16 mn 3′
À retrouver sur notre site :
Chantal pelletier – Mot à maux : Et lecteur, mars 2017
Chantal Pelletier – Mot à maux : Amies voix, février 2017
Chantal Pelletier – Mot à maux : Au désir des dames, janvier 2017
Chantal Pelletier – Mot à maux : Envers, décembre 2016
Chantal Pelletier – Mot à maux : Ressasser tue, novembre 2016
Chantal Pelletier – Mot à maux : Soif de pétrole, octobre 2016
Chantal Pelletier – Mot à maux : Fichus chiffres, septembre 2016
Chantal Pelletier – Mot à maux : Promo Pro-Moi, août 2016
Chantal Pelletier – Mot à maux : Parade, juillet 2016
Chantal Pelletier – Mot à maux : Voyage au pays des autres, juin 2016
Chantal Pelletier – Mot à maux : culture culte, mai 2016
Chantal Pelletier – Mot à maux : Chance de chanter, avril 2016
Chantal Pelletier – Mot à maux : Image saine, février 2016
Chantal Pelletier – Mot à maux : Carton de consolation, janvier 2016