Libres paroles : IL ÉTAIT UNE FOIS À NUIT DEBOUT – LE GROUPE CACHAN

Petit clapotis ou raz-de-marée ? Quel regard porter sur cette vague populaire appelée Nuit Debout, objet de tant de railleries, de dédain de la part d’hommes et de femmes « sérieux », au sens où l’entend le Petit Prince ? Le Crayon est allé à la rencontre du Groupe Cachan contre la loi Travail.
LE GROUPE CACHAN DE L’ECOLE NATIONALE SUPÉRIEURE DE CACHAN) CONTRE LA LOI TRAVAIL.
Les hommes et les femmes qui participent à cet évènement ne sont ils que de doux utopistes, « des cœurs purs » ou bien, pour certains, de dangereux manipulateurs des foules aveugles ? N’y a-t-il que des loups dans la bergerie ? Ce que nous pouvons dire, c’est que, parmi tous ces gens, il y a aussi des personnes de tous âges, reflets de la mixité sociale, portées par des réflexions qu’il est temps d’écouter si l’on veut les entendre, chacun restant libre, bien entendu de les partager !
Le Crayon – Certains élèves de l’Ecole normale supérieure de Cachan, dite ENS Cachan, semblent s’investir particulièrement dans la lutte contre la loi travail de Madame El Khomri, le collectif a-t-il été́ crée à cette occasion ?
Groupe Cachan – Le collectif a effectivement été́ créé à cette occasion. Il n’y avait pas d’association/collectif politique à l’E.N.S. à part le N.P.A. (Nouveau Parti Anticapitaliste) dont certains membres font partie du collectif.
Le Crayon – Qui en est à l’origine ?
Groupe Cachan – Ses membres sont des étudiants de l’E.N.S. de tous départements, avec une surreprésentation du département d’économie et gestion mais qui n’est pas très forte non plus. Un prof d’éco et un documentaliste de la B.U. (bibliothèque universitaire) de l’école. On est une trentaine, une bonne quarantaine dans les moments forts. Certains sont tout le temps là, d’autres viennent de façon moins fréquente… Chaque comité de mobilisation rassemble entre dix et quinze personnes dont l’identité́ varie en fonction des disponibilités et l’envie de chacun.
Le Crayon – En quelques mots pouvez-vous nous dire comment fonctionne ce collectif ?
Groupe Cachan – Une assemblée générale (A.G.) par semaine en moyenne qui rassemble une trentaine de personnes. Un comité de mobilisation qui se réunit 2 ou 3 fois par semaine. Il rassemble à la kfet (la cafétéria) les membres les plus actifs du collectif pour organiser les départs collectifs en manif, les évènements et les AG. Des fois des commissions sont créées pour certaines choses : des membres du comité de mobilisation se retrouvent dans un groupe plus réduit pour organiser des évènements (comme la projection de Comme des lions suivie d’un débat avec l’ouvrier syndicaliste Jean Pierre Mercier, début Avril) ou de l’affichage sur le campus par exemple.
Ces commissions ne sont cependant pas figées, en général le com mob (comité de mobilisation) a le temps de s’occuper de tout comme nous ne sommes pas très nombreux et que nous faisons assez peu d’évènements.
L’Assemblée Générale (A.G.) désigne trois mandatés qui vont à la Coordination Nationale Etudiante et la Coordination Régionale Etudiante.
Au cours des A.G., une caisse de grève circule où chacun met des sous pour payer les déplacements aux coordinations nationales, les impressions de tracts et d’affiches et les dépenses diverses liées aux mouvements, un document Excel est rempli par chacun pour que l’on sache qui a dépensé quoi et pouvoir procéder aux remboursements.
Le gros de l’organisation et de la communication entre nous se fait sur un groupe facebook. On y parle des actions à venir, on se donne les horaires des A.G. et des com. Mob. (comites de mobilisation) et on y partage des infos diverses sur la loi travail et NUIT DEBOUT.
On a une liste mail qui sert surtout à relayer les mails de la C.N.E. (Coordination Nationale Étudiante). Une page fb est destinée à faire la pub de nos évènements.
Le Crayon – En quoi consiste votre action place de la République ? Quels liens entretenez-vous avec le collectif Nuit Debout et l’association Droit au Logement, dite D.A.L. ?
Groupe Cachan – On est nombreux à aller à NUIT DEBOUT mais pas en tant que membre du collectif qui n’est pas représenté en tant que tel à NUIT DEBOUT. Chacun participe ou non de son coté. Nino va à la radio, certains ont participé au pique nique interfac (inter facultés) organisé par la CRE (Coordination régionale Étudiante) le 21/04. Olivier participe à la commission restauration. Bref, les participations sont assez diverses, mais surtout elles sont réalisées de manière individuelle et non en tant que collectif Cachan contre la loi travail, même si on aime bien y aller à plusieurs.
J’y vais pour aller voir les assemblées générales et me tenir au courant des actions menées. J’ai aussi avec Ninon partagé notre tribune publiée sur Médiapart dans la Bibliothèque Debout.
On fait des fois des départs groupés pour y aller depuis Cachan en postant un message sur le groupe fb (FaceBook).
NUIT DEBOUT est un endroit où l’on peut se rendre sans avoir une idée précise de ce que l’on veut y faire, si ce n’est que l’on souhaite participer, au moins par la présence. D’ailleurs, avec ce qui se passe en ce moment, le durcissement de la répression qui n’est plus seulement policière, c’est à dire factuelle, mais préfectorale (voir le communiqué de la préfecture de Paris du 2 avril 2016) c’est à dire institutionnalisée et donc normalisée, la simple présence sur cette place est une action à part entière. Rester en mouvement, rester debout.
Le Crayon – Les images que véhiculent les médias sur cet évènement sont souvent de nature à inquiéter le public, on y voit des altercations parfois violentes entre les jeunes et les forces de l’ordre, est-ce la réalité du terrain ?
Groupe Cachan – Assez peu il me semble. Les fois où l’on a eu à faire à la police :
Dans les manifs étudiantes et interprofessionnelles , la police est toujours fortement présente mais personne du collectif n’a eu droit à des rapports « rapprochés » avec les C.R.S. au début. Désormais, ces rapports deviennent plus fréquents (en dépit de notre volonté). À la manifestation du 1er mai, nous étions 6 dans le cortège de tête qui s’est fait encercler par les C.R.S.
Un soir, lors d’une manif sauvage, depuis République pour aller demander la libération d’un étudiant détenu lors d’une action à Saint-Lazare, Olivier a été nassé par la police et est resté devant le commissariat du 2ème arrondissement une heure. Nous avons assisté à un peu de casse de la part de personnes présentes dans la manif, notamment des voitures de police qui se trouvaient sur le chemin ont été légèrement amochées (les rétros pétés).
À Saint-Lazare, des étudiants ont été nassés après une manif sauvage, partie de la gare mais les trois représentants de Cachan, Jeanne, Olivier et Nino se sont échappés à temps !!!
Lors de l’action à Austerlitz et à la Pitié-Salpêtrière, les C.R.S., la police et la B.A.C. étaient très représentés, mais il n’y a pas eu de débordement.
À République les violences ont lieu tard lorsque NUIT DEBOUT se termine et je ne crois pas que des gens se soient retrouvés dans des situations violentes impliquant la police.
Donc, pour résumer, les relations à la police sont assez harmonieuses en ce qui concerne Cachan. Il est certain que c’est le cas de l’immense majorité de gens qui viennent aux manifs et à République : le nombre d’interpellés se compte toujours en dizaines tandis que des milliers participent aux manifs et à NUIT DEBOUT, les deux restant très largement des moments d’expression politique pacifiques (écrit avant le 28 avril).
Pour notre part, il est donc difficile de répondre correctement à la question, car en ce qui nous concerne, nous n’avons eu que très peu à faire aux forces de l’ordre. Nous pouvons seulement constater leur présence très pesante (au sens propre du terme : présence rapprochée, posture guerrière) lors des manifestations et désormais lors des nuits debout. Mais nous sentons que le dispositif policier devient de plus en plus pesant, qu’il participe largement à faire monter la pression à chaque évènement. Un de nos camarades était présent lors de l’évacuation musclée… n’ayons pas peur des mots , lors de l’évacuation violente de la place de la République dans la nuit du 28 au 29 avril.
Par ailleurs, lorsque nous avons commencé à aller aux manifestations, début mars, nos seules préoccupations au niveau matériel, c’était de savoir si on avait bien pris les pancartes, les banderoles, une bouteille d’eau, le tambour et le mégaphone. Maintenant, c’est de savoir si tout le monde a son foulard ou son écharpe et du sérum physiologique. Notre manière de manifester a-t-elle changée ? Non. Mais on se protège, et pas des soi-disant « casseurs ». On se protège de l’action qui n’est plus réactive ou défensive des forces de l’ordre.
Mais nous sommes comme la grande majorité des personnes en France : notre point de vue sur les interactions entre les militants et les forces de l’ordre est largement construit à travers le point de vue qu’en donnent les médias. Nous réfutons donc la thèse des mass-médias et des autorités selon laquelle les violences émanent « en marge des manifestations » par des « groupes de casseurs » qui « profitent de l’occasion » pour venir « en découdre » avec l’autorité.
Cette réfutation repose principalement sur la lecture de médias alternatifs, notamment Mediapart, Acrimed, mais aussi tout le travail d’information et de « désintox » réalisé par la commission médias de NUIT DEBOUT, qui joue un rôle déterminant dans la représentation du mouvement et la lutte symbolique engagée contre les autorités et les médias dominants, (voir par exemple la réponse de NUIT DEBOUT à la tribune de Laurent Joffrin de Libération à propos de la venue de Finkelkraut).
Nous cherchons, à l’instar de l’ensemble des militants de la convergence des luttes, à insister sur le dispositif policier de plus en plus musclé, répressif et offensif qui est mis en place par le gouvernement et les autorités, et montrer en quoi le rôle des forces de l’ordre se transforme, d’une fonction d’encadrement, à une fonction offensive de répression au sens propre du terme du mouvement, (Voir par exemple les écrits du sociologue Olivier Filleule sur le sujet), et en quoi il s’agit là de la mise en œuvre d’un mode d’action du gouvernement qui cherche à faire sa politique par la force, qu’elle soit physique (répression policière), symbolique (déformation de la réalité des implications des réformes ou des mouvements sociaux), législative (recours à l’article 49.3 pour contourner les réticences du Parlement, vote de loi de manière discrète comme pour la loi pénale ou la suppression de l’article 35 du projet de loi de finances rectificative pour 2015), ou sociale (condamnation juridique ou administrative de militants, répression syndicale dans les entreprises, tentative de division du mouvement en étiquetant les groupes qui y participent – « les jeunes », « des casseurs », « les grévistes » – et en insistant sur leur impossible union (voir par exemple le traitement médiatique de la venue des syndicats à NUIT DEBOUT, ou la rencontre entre NUIT DEBOUT et « les cités », ainsi que l’acharnement médiatico-politique pour faire passer NUIT DEBOUT et les manifestations contre le Loi travail comme un mouvement de et pour les jeunes).
Mais, en parallèle, nous cherchons à lutter contre « l’effet de loupe » produit par les médias, qui ne montrent des manifestations que des affrontements, »scènes de guérilla urbaine », coulant littéralement le reste de l’iceberg qu’est NUIT DEBOUT, (c’est aussi pour ça que nous luttons contre le réchauffement climatique…), constitué de discussions, de réalisations artistiques, d’actions pacifiques et créatives, de réalisations pratiques (faire à manger pour tout le monde, organiser une bibliothèque, etc…), et invisibilisant la réalité première des manifestations : des slogans, des chants, des pancartes, des danses et des fanfares, qui nous servent à dire notre mécontentement, à dire ce que nous sommes et ce que nous voulons.
Le Crayon – Pensez-vous que l’occupation de la Place de la République puisse influencer les décisions politiques ? A cette heure avez-vous déjà obtenu quelques résultats ? Menez-vous d’autres actions ailleurs, lesquelles ?
Groupe Cachan – En l’état des choses, il me semble que le pouvoir ne soit pas tellement embêté par l’occupation et que les décisions politiques ne soient pas infléchies par Nuit Debout. En revanche ce rassemblement est un moyen possible de mettre en place d’autres actions pouvant, quant à elles, avoir plus d’effets : grève générale et actions de désobéissance civile en particulier. Les étudiants font aussi de ces actions un objectif et nous y participons lorsqu’il y en a qui sont mises en place par la C.N.E. ou la C.N.R. (Saint-Lazare). Ce passage à d’autres formes d’action est un défi majeur pour NUIT DEBOUT ces jours-ci.
Même si NUIT DEBOUT n’a pas encore clairement influencé ou produit des décisions politiques, c’est un évènement enthousiasmant : L’occupation de l’espace public offre une visibilité́, c’est un défi au pouvoir, faible car c’est autorisé mais quand même ! C’est un lieu commun qui se donne des règles différentes de celles du reste de la société, contribuant par là à définir un projet politique. Des personnes y prennent la parole de façon différente que dans le reste du monde social car des mécanismes de domination y sont en partie neutralisés. Cela fait avancer les débats et une construction intellectuelle semble être en cours. Enfin, c’est une réunion de forces qui peut participer à d’autres choses que l’occupation.
Le Crayon – Un peu de pédagogie… Selon vous, faut-il rejeter de manière globale le texte de loi ou y a-t-il quelques aspects positifs et/ou novateurs ?
Groupe Cachan – Le texte doit être rejeté dans sa globalité. La question n’est pas de regarder chaque point et de se demander à chaque fois si c’est mauvais, très mauvais, ou juste passable. La question est de voir que ce projet s’inscrit dans le cadre général d’une politique d’orientation néolibérale édictée par et pour une classe dominante à laquelle nous nous opposons frontalement, ou plutôt face à l’opposition frontale à laquelle nous entendons résister. Au-delà même de ce projet de loi, c’est un paradigme politique auquel nous pensons qu’il faut s’opposer. Accepter certains points revient à admettre que la politique mise en place peut être compatible ou peut s’hybrider avec le projet de société que nous défendons. Or cela n’est pas le cas. Nous ne sommes pas, ou plus, dans une situation où il nous semble possible de discuter avec le gouvernement pour s’entendre sur une solution de compromis. Non pas parce que nous sommes, par essence, hostiles au compromis, mais bien parce que le projet promu par le gouvernement exclu toute forme de compromis. Il défend les intérêts d’un groupe minoritaire numériquement mais dominant politiquement et économiquement, qui entend accroitre son influence et sa domination, au détriment du reste de la population. Nous considérons que la politique incarnée par le projet de loi El Khomri est une attaque manifeste contre la majorité de la population. Aussi nous pensons qu’il est important de maintenir une opposition franche et totale contre ce dernier et qu’il est nécessaire de le rejeter dans son ensemble, à la fois pour ce qu’il est, mais aussi en ce qu’il est le symbole d’une politique que nous rejetons.
Le Crayon – Sur votre blog, vous évoquez la possibilité pour chacun d’occuper « un emploi décent », quel sens attribuez-vous à cette expression, qu’est-ce qu’un emploi décent ?
Groupe Cachan – Un emploi décent est un emploi dont on prend goût à faire le travail qu’il encadre. On aime ce que l’on fait. Cela est possible à un certain nombre de conditions : La première condition est de voir le sens de ce que l’on fait et y adhérer : on travaille pour quelque chose et pour quelque chose qui nous plait. On sent que ça sert à quelque chose pour nous et pour les autres. Aujourd’hui, de nombreux emplois n’ont pas de sens pour ceux qui les font. Dans La loi du marché, Vincent Lindon joue un vigile de supermarché qui passe ses journées à arrêter des caissières gardant des réductions de quelques euros sur des biens alimentaires, des vieux tentant de partir avec de la viande qu’ils n’ont pas les moyens de s’acheter. Pourquoi doit-il faire cela ? Quel est le sens de dénoncer, à la police, des caissières alors qu’elles ne prennent qu’un tout petit peu d’argent, dont elles ont réellement besoin, à des personnes qui en gagnent des milliers de fois plus ?
Cet emploi n’a soit aucun sens soit celui de renforcer des inégalités dont n’importe qui perçoit l’injustice terrible, il est donc indécent parce que celui qui l’occupe ne s’y émancipe pas et n’y prend pas plaisir. La seconde condition est d’être respecté dans sa volonté et sa personne. On ne nous impose pas des choses que l’on ne souhaite pas. Pour prendre goût à notre travail, il faut que l’on sente que c’est nous qui le faisons et pas que nous obéissons aux intérêts de quelqu’un d’autre avec qui l’on ne partage rien. Cela ne veut pas dire que chacun doit faire ce qu’il veut dans son coin mais que les employeurs ne doivent pas pouvoir imposer des contraintes aux salariés lorsque ceux-ci sont clairement perdants. La volonté de tout le monde doit être respectée. Les accords d’entreprise dont la loi El Khomri prévoit l’extension des pouvoirs en termes de régulation du travail se font dans de nombreux cas sur fond de chantage à l’emploi, ce qui signifie que les employeurs peuvent faire accepter ce qu’ils veulent en menaçant d’effectuer des licenciements, eux aussi facilités dans le projet de loi. Par ailleurs, les personnes qui participent aux négociations d’entreprises, les représentants syndicaux, sont souvent, surtout dans les petites entreprises, très peu portés par les autres salariés en moyenne peu syndiqués. Quel est le sens de se faire représenter par quelqu’un pour qui l’on n’a pas voté et qui ne connait pas notre avis ? Il est par ailleurs facile pour l’employeur de les décrédibiliser en utilisant cet argument de la faible légitimité de leur mandat pour mieux formuler l’accord.
Il faut aussi avoir des conditions de travail dignes. Le travail devant rester quelque chose que l’on fait par goût et auquel on prend du plaisir. Les conditions dans lesquelles on le réalise doivent rendre possible ce plaisir. Cela demande, en premier lieu, de ne pas être crevé par des horaires longs ou éclatés. A ce sujet, la loi El Khomri prévoit une diminution de la majoration des heures supplémentaires, conduisant potentiellement à leur multiplication et à rendre l’allongement du temps de travail plus facile. En second lieu, il faut avoir un salaire permettant de satisfaire ses besoins et ses envies : le salaire ne doit pas être seulement une rétribution de son travail, c’est à dire une part de la richesse qu’il crée, mais aussi un moyen de satisfaire nos besoins et nos envies. Les plus riches ne le sont pas pour la richesse qu’ils ont créée, les plus gros revenus sont issus du patrimoine, pourquoi les plus pauvres ne pourraient aussi bénéficier de revenus déconnectés de la richesse qu’ils créent directement ? C’est un début de théorie du monde social qui est à approfondir ! Enfin être reconnu pour ce que l’on fait et pour ce que l’on est, dans la mesure où l’on s’identifie en partie à notre travail, de façon à pouvoir être fier de ce que l’on fait.
L’emploi décent est donc un emploi qui nous permet de prendre du plaisir parce que l’on aime ce qu’on y fait, dans la mesure où cela a un sens pour nous et pour ce que l’on souhaite faire dans la société, voire pour ce que l’on souhaite que la société soit. Les formes du travail salarié supposent une tension entre la nécessaire adhésion du travailleur à ce qu’il fait et les intérêts de son employeur. Cette loi s’attaque aux protections du salarié dans une situation inégale, en termes de rapport de forces, qu’est le travail salarié : notre mission est de les défendre.
Le Crayon – On dit souvent que nous vivons une époque de mutation, pensez-vous qu’il soit encore possible aujourd’hui, dans le contexte de la mondialisation, d’agir contre la précarisation, alors que l’on érige au rang numéro un des valeurs socio-économiques, la flexibilité, la mobilité ?
Groupe Cachan – « Époque de mutation », « mondialisation », « modernisation »… Ce sont des termes qu’on pourrait appeler des « termes de lutte », en ce qu’ils sont, au départ, largement indéterminés, mais qui sont aujourd’hui massivement utilisés par la classe dominante politisée, des « experts » qui envahissent les mass-média aux gouvernements successifs, en passant par le syndicat majoritaire du patronat, les divers promoteurs et petites mains des réformes néolibérales, qui ne leur donnent qu’une seule acception, qu’un seul sens, celui qui justifie les politiques publiques mises en place depuis une trentaine d’année. Par exemple, « la mondialisation » est censée justifier la flexibilité́ sur le marché du travail, pour accompagner la circulation massive et toujours plus rapide des biens et des capitaux, voir des idées. Mais qu’est-ce que la « mondialisation » sinon un argument déjà présent dans la rhétorique libérale vieille de plus de deux siècles, notamment chez David Ricardo? Or, il nous semble que l’intensification des échanges mondiaux de toute sorte depuis le XIXe siècle n’a pas empêché de construire des États- providence dans tous les pays acteurs de cette « mondialisation ». Ce qui peut frapper, c’est que la majeure partie du régime de justification du gouvernement actuel, ainsi que celle de ses prédécesseurs, repose sur un déterminisme de type économique et technologique, un peu comme pourrait le faire un lecteur rapide de Marx, avec la détermination de toute la superstructure par l’infrastructure économique. Nous, nous refusons de croire que « la mondialisation » est une donnée. La mondialisation, c’est un cadre, une structure contraignante en construction, dont les artisans sont des artisans politiques. Elle ne peut être prise pour argument de justification de réformes. Elle est le produit de multiples réformes politiques. Ensuite, la mobilité, elle aussi est un terme au départ indéterminé. Toute la dimension politique de l’usage de ce mot ressort dès lors que l’on songe que d’un coté on promeut la mobilité d’emploi, qui n’est pas la mobilité professionnelle, la mobilité géographique, alors même que les politiques publiques néolibérales renforcent les processus de ségrégation spatiale, que la reproduction sociale connait une nouvelle jeunesse et que le déclassement frappe en premier lieu les catégories sociales les moins favorisées. L’un des projets de NUIT DEBOUT, c’est de renverser la structure sociale verticale, rigide, et donc en un sens promouvoir la mobilité des individus. Mais ce projet est toujours qualifié « d’utopique », une manière de le disqualifier et donc de lutter contre.
Enfin, à propos de la flexibilité qu’on promeut, où en sommes nous de la révocabilité des élus? Elle n’est même pas envisagée. Pourtant le débat existe, mais il est au mieux ignoré, sinon méprisé, voire rangé dans le sac du populisme. Pourquoi, la mondialisation n’impliquerait pas également une « flexibilisation » du cadre politique rigide dans lequel nous vivons? Et pourquoi la mondialisation n’impliquerait pas une flexibilité à la baisse (et non uniquement à la hausse) des revenus des dirigeants et grands salariés des grandes entreprises ?
En définitive, nous ne nions pas que nous vivons une époque de mutation. En revanche, nous remettons en cause que cette époque de mutation soit intégralement une donnée contraignante impliquant nécessairement les transformations et réformes en vigueur, ainsi que le caractère politiquement neutre du « diagnostique » qui est fait de la modernité et des changements à opérer, de même que la manière dont sont réalisées les transformations, c’est à dire de manière oligarchique voire autoritaire.
Le Crayon – La compétitivité est-elle un argument légitime pour modifier les droits des salariés ?
Groupe Cachan – La France n’a pas de problèmes de compétitivité suffisamment sérieux pour devoir renier les droits des salariés.
Il est en effet bon de rappeler que la quasi-totalité du déficit de la balance courante française est due aux échanges intra-firmes des entreprises multinationales, ce qui n’a rien à voir avec la compétitivité. De plus, ces dernières années beaucoup a été fait pour augmenter la compétitivité des prix des firmes françaises notamment au travers du C.I.C.E. (Crédit d’Impôt pour la Compétitivité et l’Emploi) et des baisses de charges conséquentes qu’il a entrainées pour les firmes exportatrices.
Faire baisser le coût du travail, en diminuant les coûts liés aux droits des salariés (coût en termes de temps des négociations, coût monétaire des licenciements) pour gagner en compétitivité de prix, est donc un sacrifice additionnel peu utile, du moins avant de voir les effets à long terme de l’ensemble des mesures précédentes.
C’est d’autant plus le cas, car bien plus qu’un problème de coût du travail, ce qui pose problème aux entreprises exportatrices, qui représentent moins d’1% des firmes françaises, est le coût à entrer sur les marchés étrangers, évalué entre 300 000 euros à 500 000 dollars selon les industries [Das, Roberts & Tybout, Econometrica, 2007], pour l’acquisition d’informations concernant les modes de consommation, les mises au normes des produits…
Deuxième obstacle à l’exportation, un carnet de commandes étrangères peu rempli et un positionnement sectoriel parfois peu approprié.
Enfin, l’effet de la compétitivité en termes d’emploi et de croissance est pour le moins incertain, ce qui rend ce troc emplois décents contre compétitivité très risqué.
Le droit du travail assure au salarié une sécurité dans le cadre de la relation de hiérarchie qui le lie à son employeur. Au lieu de briser l’équilibre actuel des forces, c’est plutôt, en pleine période des « Panama Papers », sur le droit des sociétés et autour de la thématique de la Responsabilité Sociale des Entreprises (R.S.E.) que des réformes doivent se concentrer.
Le Crayon – Enfin, vous faites partie de l’élite intellectuelle française, en avez-vous conscience ?
Groupe Cachan – Nous avons conscience d’être membres d’une école dont l’une des finalités est la production des élites de demain. Nous avons conscience d’être passés par une filière spécifique qu’est la classe préparatoire, qui est une filière d’enseignement dont les membres – professeurs, administrations et élèves – jouissent d’une série des privilèges matériels, symboliques, économiques et sociaux considérables. Nous avons appris la culture légitime, c’est à dire celle valorisée par l’institution scolaire, et notamment par l’institution scolaire sélective, de même que nous avons appris à la manier pour nous valoriser, nous démarquer, nous distinguer. Nous avons conscience d’avoir joué les règles d’un jeu où tous les participants ne sont pas égaux. Nous avons conscience de vivre dans une société où les inégalités font système, et en ce sens, nous essayons de saisir tout ce que nous devons à ce système inégalitaire. Mais nous pensons que la prise de conscience est possible. Nous pensons que chacun, avec son histoire personnelle, peut apporter sa pierre à une remise en cause de cet ordre, quand bien même nous en sommes largement les produits. Dans la rue, nous manifestons pour une cause qui nous dépasse, mais qui ne nous est pas étrangère. Nous sommes les produits d’un ordre inégalitaire. Mais nous n’en serons pas les artisans.
Le Crayon – Imaginez-vous le monde de demain et quelle place y a-t-il pour la culture dans ce monde ?
Groupe Cachan – Nous n’avons pas réfléchi collectivement à cette question. Mais nous souhaitons de tout cœur que le monde de demain soit vert, divers et égalitaire.
Le Crayon – Au-delà des idées politiques, au sein de votre collectif, partagez-vous des goûts communs dans le domaine artistique, y a –t-il un artiste musical, un écrivain que vous aimeriez nommer ou citer ?
Groupe Cachan – Nous avons émis l’idée de faire une petite bibliothèque commune, mais nous ne sommes pas allés plus loin. Nous sommes à vrai dire très pris par l’organisation de la lutte, et nous parlons peu d’autre chose.
Le Crayon – Terminons cet entretien par un petit clin d’œil… Le gala de l’E.N.S. Cachan se nomme : La Nuit aNormal… On danse sur de l’électro, on boit du smoothie, on peut aussi se faire masser… êtes-vous adeptes de la BO-BO attitude ?
Groupe Cachan – Personnellement, je n’y suis pas allé. Si certains ont envie de répondre ?… Je dirais simplement qu’il y a mille façons d’aller à un gala. Le gala de l’E.N.S. ne ressemble pas (encore) à celui de Sciences Po où de Polytechnique, heureusement. Combien de temps encore ? Mais nous ne nous voilons pas la face. L’E.N.S. fait partie des « grandes écoles », dites « écoles d’excellence », de sorte que les logiques sociales propre à ses institutions y sont a fortiori présentes, le gala en est une manifestation. Je ne sais pas si on peut parler de bobo attitude pour qualifier cela, je ne pense pas que ce soit le terme approprié. Mais il est évident que cette nuit n’a d’anormale que le nom… Un jour peut-être elle sera renommée la Nuit Debout ? Les paris sont ouverts, en attendant que Paris soit tout vert.
Entretien réalisé par Valérie DIREZ
Tous les dessins ou photos présentés dans le cadre de cet entretien ont été choisis par Le Crayon pour accompagner les propos du Groupe Cachan et non pas pour les illustrer. Nous en remercions leurs auteurs ou leurs proches.
Remerciements à : © Berth, © Carali, © Charmag, © Chimulus, © Jiho, © Nadia Khiari, © Lacombe, © Lindingre © Placide, © Plantu, © Rust, © Siné, © Ysope
DANS LA MÊME RUBRIQUE LIBRES PAROLES :
– Il était une fois Samya Arabi.
– Samya Arabi ou la graine de l’espoir.
– Le dessinateur Pierre Ballouhey.
– Smitha Bhandare Kamat, engagée et inspirée : Quand Liberté d’expression rime avec compassion !
– Smitha Bhandare Kamat, committed and inspired : When freedom of expression rhymes with compassion !
– मुक्त संवादः स्मिता भांडारे कामत, बांदिलकी आनी उर्बा आशिल्ली व्यंगचित्रकारः जंय व्यक्तीस्वातंत्र्याक मेळटा करूणेची जोड!
– Cécile Bertrand Un humour qui frappe toujours au centre de sa cible.
– Camille Besse vous souhaite « ni Dieu nichon! »
– Marie-Thérèse Besson, Grande Maîtresse de la Grande Loge Féminine de France.
– Angel Boligan, le dessinateur de presse qui aurait voulu signer Guernica.
– Le dessinateur Fathy Bourayou.
– « Green is good » pour le journaliste indépendant Bruno Caïetti
– Cambon ou l’art de la pandémie.
– La caricaturiste Cristina s’engage pour les doits des femmes
– A cartunista Cristina Sampaio em defesa dos direitos da mulher
– Liza Donnelly place 2018 sous le signe des droits des femmes.
– Liza Donnelly is dedicating 2018 to the rights of women.
– Faujour, « le Pitbull du dessin de presse. »
– Il était une fois à Nuit Debout : le Groupe Cachan.
– Saad Hajo, dessinateur syrien en exil.
– Le Théâtre, c’est la liberté d’expression la plus aboutie ! Flore Hofmann, metteur en scène, nous en parle avec passion.
– Le F.N. au bout du crayon de Jiho.
– Nadia Khiari, alias Willis from Tunis.
– Nadia Khiari et son chat Willis, l’ardeur au service des femmes et de la liberté d’expression.
– Le réalisateur Olivier Malvoisin.
– Stéphane Manier de Reporters sans Frontières.
– Richard Martin, le seigneur du Toursky.
– Un trait pour faire bouger les lignes ! À la rencontre de Mitu, la caricaturiste bangladaise.
– Draw to move the rows ! Meet Mitu, the cartoonist from Bangladesh !
– Gustave Parking, le clown poète
– Picha, l’interview, ou comment rire de tout (Une vidéo du Crayon)
– Le F.N. au bout du crayon du caricaturiste Placide.
– Kianoush Ramezani, un homme libre.
– Bernard Rodenstein, le chemin de la fraternité.
– Le caricaturiste Jean-Michel Renault confronté à l’affront national.
– Pour Swaha, caricaturiste Franco-Libanaise, le dessin de presse est une arme à la puissance redoutable.
– Trax, la Pasionaria du dessin de presse.
– La caricaturiste Trax bouscule les conventions !
– Fawzia Zouari, un Islam éclairé.